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LES ÉCHAPPÉES BELLES

 

 

 

 

 

 

UNE NUIT,

dans DIALOGUE D’OMBRES

Georges Bernanos

 

                La misère et l’extrême dénuement d’un homme ont-ils un terme, sinon sa mort, ont-ils une frontière au-delà de laquelle l’indicible souffrance recevrait non pas une solution, mais une écoute et un accueil ? Au cours de nos échanges nous croyons mutuellement nous apporter quelque éclairage, quelque chaleur réconfortante. Or, seules se rejoignent nos ombres portées. Lorsqu’il survient, rare et quasi miraculeux, le contact illuminant n’est pas à mettre à notre crédit. Il affleure, comme une plume, à l’envers du miroir où s’entrecroisent nos reflets. Même si cela passe nécessairement par nous, cela ne nous revient pas.

                Carlos Darnetal, le personnage principal d’Une nuit, dans Dialogue d’ombres, fait l’expérience de cette incapacité au milieu d’une forêt d’Amérique du Sud. Alors qu’il songe à « d’illusoires exploitations forestières », il découvre le cadavre d’un homme blanc enseveli sous une trop fine couche d’humus et, près de lui, la jeune Bisbillitta, Indienne guarani qui incarne « l’immense nuit de la terre sauvage, son appel impérieux, sa soumission désespérée, la chaleur femelle de ses flancs d’ombre ». Elle le conduit chez son nouveau maître, Alahowigh Lelandais, un métis, coureur des bois qui, sans doute empoisonné par elle, agonise. Dans la cabane,« la lumière éclairait à demi le buste nu, encore robuste, ruisselant de sueur, tandis qu’il se retournait gémissant sur le tas de chiffons bariolés qui lui servait de lit ».

                Le récit du moribond, peut-être un assassin, paraît confus à Darnetal qui « craignait d’être dupe ». La colère contre la fille se mêle à la peur de mourir, les mots veulent cerner ce qu’ils ne savent pas comprendre. Voyant surtout dans cette arrivée inespérée l’occasion de se réconcilier avec lui-même, avec son père, un Français, et par-dessus tout avec l’au-delà dont il connaît confusément la voie d’accès baptismale, « l’eau répandue sur la tête pour une vie qui ne finit pas », il demande à Darnetal de lui révéler ce « secret merveilleux qui referait de [lui] un petit enfant », ce « secret des hommes blancs » qui fait de la mort un passage.

                Darnetal s’imagine qu’il ne peut rien pour le malheureux. Il le prend en pitié, retrouve en lui la dignité sous les laideurs de la déchéance. Il l’assiste jusqu’à la fin et l’aide, malgré lui, à perdre les pitoyables repères auxquels il s’accrochait encore : le livre que lui a légué son père, à lui qui n’a jamais appris à lire, n’est qu’un almanach simple et sordide qu’il « respecte à l’égal d’un dieu » ; le secret qu’il cherche à percer restera scellé sous la charge des pudeurs et de l’impuissance ; le pardon qu’en sanglots il mendie, il ne le recevra pas de Darnetal vacillant sous ses propres doutes : « Moi-même, qu’ai-je de meilleur à donner ? »

                Le moribond s’en va. Il semble à Darnetal que « la mesure était comble, la misère parfaite et que dans l’extrême dénuement de cet homme, la miséricorde d’un dieu allait éclater comme la foudre ». Cependant, le contact illuminant, le signe efficace du pardon n’a-t-il pas causé ce qu’il signifiait, quand Darnetal a parlé d’un père, ou d’un dieu : « S’il existe, sois sûr qu’il a pitié de toi plus que moi-même, qu’il connaît ton désir, et qu’il a déjà posé ta main sur ton vieux cœur » ?

 

 

 

 

 

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