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GASPARD DE LA NUIT
Aloysius Bertrand
La maladie l’emporta à l’âge de trente-quatre ans. Que sait-on de lui ? Qu’a-t-on retenu de son recueil « d’eaux-fortes » paru un an et demi après sa mort : Gaspard de la nuit, Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot ? Peut-être ne se souvient-on que de ces lignes d’Ondine, apprises à l’école : « Comme je lui répondais que j’aimais une mortelle, boudeuse et dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire, et s’évanouit en giboulées qui ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus. » Ravel, me dites-vous ? Ravel a mis en musique bien peu de ses textes.
La discrète empreinte de Louis Bertrand dans le monde des lettres, malgré la finesse des bijoux de fantaisie qu’il laisse à la postérité, donne le sentiment qu’on ne l’attend pas plus de nos jours qu’on ne l’attendait à son époque. Baudelaire l’aurait-il éclipsé ? On ne prête qu’aux riches : dans mes notes de lecture, il n’y a que son nom, crayonné en marge d’un paragraphe sur les Petits Poëmes en prose. Certaines fiertés paraissent ridicules, trop larges pour le clown qui les endosse, d’autres sont les marques d’une véritable élévation d’esprit ; de même, certaines modesties masquent mal le maniérisme, tandis que celles de Gaspard de la nuit révèlent une réelle grandeur.
« Il y en avait, écrit Louis Bertrand dans son poème les Lépreux, qui ne s’asseyaient même plus au seuil de la maladrerie. Ceux-là, exténués, élanguis, dolents, qu’avait marqués d’une croix la science des mires, promenaient leur ombre entre les quatre murailles d’un cloître, hautes et blanches, l’œil sur le cadran solaire dont l’aiguille hâtait la fuite de leur vie, et l’approche de leur éternité. » Peut-on sacrifier ainsi, d’un trait de plume, notre désir non pas d’être reconnu – le vrai travail devant au contraire tendre à l’apaisement de cette nuisible excitation – mais de faire fructifier nos dons, gras ou maigres, en les offrant en partage ?
Gaspard traverse sa longue nuit. Sur les chemins anciens qu’il parcourt à tâtons, parmi les donjons qu’assiègent les Grandes Compagnies et les rues du Paris gothique, au rythme prudent des muletiers d’Espagne, sous les vitraux que des mots illuminent tels autant de petits miroirs, a-t-il perdu ses illusions, les mélodies et les paroles de ses chants, et les a-t-il troquées contre l’espérance que Verlaine bientôt verra luire sur la paille d’une étable ? Que faire – oui, que faire, semble-t-il murmurer – pour que mon désir coïncide avec le vôtre ?
D’autres que lui, lépreux rongés par le romantisme, préférèrent l’appeler Aloysius, plutôt que par son prénom sonnant et trébuchant, comme on tend une étoffe devant une muraille que l’on ne veut pas voir. « Et lorsqu’adossés contre les lourds piliers, ils se plongeaient en eux-mêmes, rien n’interrompait le silence de ce cloître, sinon les cris d’un triangle de cigognes qui labouraient la nue, le sautillement du rosaire d’un moine qui s’esquivait par un corridor, et le râle de la crécelle des veilleurs qui, le soir, acheminaient d’une galerie ces mornes reclus à leurs cellules. »
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