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LE PERROQUET,

dans LA FERME AFRICAINE

Karen Blixen

 

                Un pic épeichette, un mâle à la calotte rouge, a sauvé malgré lui le vieux pommier malade au jardin. Alors que j'inspectais le tronc pour choisir l'endroit où la lame mordrait au mieux, je suis tombé nez à bec avec lui qui voulait sortir, par un trou de ver agrandi à son aise comme un hublot, de son logis creusé profond dans le bois. Ce fut rédhibitoire. Le pommier, envahi par le phellin, restera sur place plusieurs années de plus : je ne délogerai pas l'oiseau. S'il le souhaite, il fera sa traversée de l'hiver au chaud des fibres rongées par le champignon.

                Les outils ballants, je m'en retournai d'un pas alerte vers la maison lorsqu'un poème me roula sous la langue :                              

                            « La lune et les pléiades ont disparu,

                            La nuit est plus qu'à moitié passée,

                            Les heures s'écoulent

                            Et je suis seule. »

                Pourquoi cette soudaine nostalgie ? Il faisait jour et j'avais de l'entrain ! Quel chemin les pensées ont-elles emprunté pour en arriver là ? Ce sont les seuls vers de la poétesse Sapho que je connaisse. Ils sont cités par Karen Blixen, l'écrivain danois, à la fin d'une courte nouvelle dans le recueil la Ferme africaine, si courte d'ailleurs que je l'avais copiée jadis in extenso parmi mes notes de lecture.

                Bien que l'histoire soit des plus sobres, sans fioritures littéraires ni rythme poétique, elle m'avait ému jusqu'aux larmes. Pas question ici des séjours africains de Karen Blixen et elle est, en apparence en tout cas, absente de ces pages qui passeraient facilement inaperçues si l'émotion ne leur donnait de l'épaisseur. Pourtant, rien de neuf dans le thème du temps qui fuit et des regrets amoureux. Alors ? la pâte humaine, blessée à vif, mal cicatrisée par les années et toujours muette sur ses souffrances, rêve d'une autre vie impossible dont le sillage a disparu depuis longtemps.

                « Un vieil armateur danois pensait à sa jeunesse et se rappelait certaine nuit passée dans un certain établissement de Singapour. » Tandis que les marins allaient avec les filles, lui, pas assez mûr ou trop éduqué pour se satisfaire de tels épanchements, avait bavardé avec une vieille Chinoise. Sans doute en restèrent-ils à ces banalités qui recouvrent l'essentiel, accentuées par la différence des cultures, mais la vieille femme posait une énigme. En songeant elle aussi à sa jeunesse, elle « humectait ses lèvres et détournait ses yeux aux paupières rongées ».

                J'ôtai mes bottillons de jardin. Une marie-misère, juchée sur le portail, m'observait sans broncher. Des grappes de mésanges bleues s'égaillèrent dans le prunus où pendillait une boule de graisse. Les heures s'écoulent.

 

 

 

 

 

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