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LES ÉCHAPPÉES BELLES

 

 

 

 

 

 

LA MÈRE OBSCURE

Jacques Bril

 

                Assoupi dans une ferme abandonnée, parmi les odeurs de foin et de cendres humides, j'ai rêvé que mon bâton de marche s'était changé en un serpent vigoureux. Aussitôt je le jetai sur le sol. Il m'attaquait en sifflant. Je lui tendis la main où il posa sa tête et redevint un simple bâton. J'ai lu peu après dans Lilith ou la mère obscure (tel était le titre de la première édition en 1981) qu'à la campagne il était jadis interdit à un homme de coucher seul dans une maison.

                Lilith, sous l'une ou l'autre de ses nombreuses formes, à la fois terre nourricière et mère dévoratrice, infeste les rivières, contamine les chemins creux, boit le sang des hommes et les déchire après l'accouplement domestique. Jacques Bril, dans son essai où psychanalyse et mythologie se côtoient, nous raconte comment la première Ève, unie à Adam par le dos telle une sœur siamoise, entra en conflit avec lui et interrompit l'aventure androgyne, partant se mettre en ménage avec Samaël, un ange déchu.

                Là où Jacques Bril croit discerner la suprématie exercée par les mâles dans notre société – on reconnaît ici la marque des idéologies caduques des années 1970 –, l'ethnologue George Devereux voit l'indispensable renonciation à « la mère toute-puissante, devenue l'obsédante divine Maîtresse », qui s'efface afin que nous puissions mûrir et devenions capables d'aimer. Denis de Rougemont, pour qui l'amour-passion, impossible à réaliser, est lié à la mort, parvient dans l'Amour et l'Occident à une conclusion analogue par l'étude du mythe de Tristan et Iseult. Pour exorciser la violence de Lilith, pour sublimer ses appétits, il nous faut passer par la parole qui nous distingue et traduire ses féroces fringales en poésie.

                Une autre piste de réflexion s'offre à nous dans le livre. Dans sa langue un peu pâteuse de spécialiste, Jacques Bril nous dit que « le refus positiviste du merveilleux a privé l'homme de supports fantasmatiques aux projections conjuratoires de ses propres désirs destructeurs ». En bref, il ne faut jamais négliger la part d'obscurité que contient chacun d'entre nous, sous peine d'aigreurs, de mutilations et de résurgences malsaines. L'épanouissement spirituel se contrarie tant que nous refusons l'humus où prendre substance. L'enseignement des traditions religieuses résonne là comme un lointain écho, et le souvenir d'une autre femme, une médiatrice pleine de patience et de tendresse, s'en vient frapper à ma mémoire.

                La mystérieuse figure de la Vierge noire réconcilie les cimes et les abîmes, la lumière et les ténèbres. N'a-t-elle pas pris sous sa protection Lilith la mal-aimée, féconde déesse-mère, reine du ciel des anciens cultes, Isis, Cybèle, Diane, Mélusine, non pas pour s'y substituer mais pour les rendre à la clarté du monde ? Elle est allée jusqu'à endosser, elle et son Fils, leur noirceur et leurs souffrances. Ainsi porteuse du Verbe, la femme a perdu son effrayante stature. Elle devient le poème de l'âme et de la chair, l'amour qui s'incarne, la passion vaincue par l'espérance.

 

 

 

 

 

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