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LES ÉCHAPPÉES BELLES

 

 

 

 

 

 

UN CŒUR SIMPLE,

dans TROIS CONTES

Gustave Flaubert

 

                Trop d'encre a coulé sur Flaubert. Tout a été dit. Son œil quasi scientifique, l'épaisseur de ses dossiers, son pavillon d'écriture à Croisset, l'épreuve du gueuloir, ses moustaches, les états d'âme de la Bovary, le lyrisme de Salammbô, tout a été rebattu. Rassurez-vous, je n'y ajouterai pas ma louchée.

                Pour autant que l'on puisse avoir un regard neuf sur une œuvre dont on a tant parlé, je voudrais simplement vous convier à un exercice de redécouverte. Puisse-t-il se changer en une expérience d'enchantement. Lisez, parmi les Trois Contes, la vingtaine de feuillets d'Un cœur simple comme s'il venait d'être publié pour la première fois, comme s'il avait été écrit par un jeune auteur dont le nom ne vous rappelle rien. Essayez d'entrer dans ce jeu.

                Un demi-siècle à Pont-l'Évêque, pâle destin, défile en si peu de lignes que l'on pourrait s'attendre, quand on tourne la dernière page, à de l'insatisfaction ou à l'impression de n'avoir effectué qu'un survol. Le grand art de Flaubert, par l'alternance d'anecdotes relatées en détail et d'allusions qui glissent sur les années tout en imprimant leur poids véritable, pourrait-on dire, sur notre mémoire, nous permet au contraire de sentir la vie qui passe et d'imaginer le feuillage des jours qu'emportent les saisons, d'éprouver la force vitale de la sève sous l'écorce rugueuse de l'humaine réalité, âpre et plus poisseuse qu'une poignée de métal qui colle aux doigts quand il gèle à pierre fendre.

                Voir. Tout est dans ce mot. Flaubert nous permet de voir. Félicité par exemple, la servante de Mme Aubain, lançait des mottes de terre au taureau, et j'observe le vent normand qui plaque l'étoffe de la robe contre ses jambes. Par exemple encore, le chagrin jeta Félicité au sol quand on lui apprit qu'elle avait été trahie, et je regarde défiler, de Théodore son fiancé jusqu'à Loulou le perroquet, en passant par son neveu Victor et les enfants Aubain, les refuges successifs où son amour, trop grand pour son cœur trop simple, réussit à s'abriter durant l'existence morne et cependant émaillée de bonheurs qui fut la sienne.

                Nous découvrons, jusqu'à l'extase chatoyante que la mort lui procure, la façon dont les Moires tissent la modeste destinée de la servante. Aucun personnage autour d'elle n'est inutile ; tous, tels de discrets implants – pour parler comme les scénaristes –, rendent possible le futur ou donnent sens à un passé révolu. Flaubert ne nous montre-t-il pas ici, en huilant les rouages d'une vie fictive, comment nous-mêmes nous construisons notre fiction au jour le jour, en nous attachant à notre petit personnage qu'un rien pourrait faire éclore ?

 

 

 

 

 

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