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LE LIVRE DU ÇA

Georg Groddeck

 

                La psychanalyse propose une théorie. Comme toutes les théories, elle permet de résoudre un certain nombre de problèmes et d’énigmes. Mais ces réussites lui sont montées à la tête et elle se prend pour la sagesse incarnée dans des domaines où elle n’a guère de compétences. Elle forge une grille de lecture du réel parmi d’autres. Ce n’est déjà pas si mal. Georg Groddeck, qui correspondit avec Sigmund Freud durant plusieurs années avant l’inévitable rupture, ne souffrait pas de la maladie du système de pensée. Il demeura davantage un homme de terrain, un médecin, qu’un théoricien jaloux de ses constructions mentales : « N'oubliez pas que cette première faute, qui consiste à avoir détaché de l'univers des objets, des individus sans vie ou vivants, fait partie intégrante de la pensée humaine et qu'il n'est de propos qui n'en porte la marque. »

                Ainsi prévenu de la démarche de Georg Groddeck, que le lecteur « décomplexé » s’attende à être vivement interpellé là où il se trouve. Car si le Livre du ça est un voyage roboratif dans les « profondeurs » de l’âme et de la chair humaines, il met en lumière une zone d’ombre que nous préférerions ignorer. Avec l’étonnement pour moteur et l’humour pour viatique, il avance sans façons, étape après étape, sous forme de lettres écrites à une amie. Quand il explicite son expérience sous nos yeux incrédules, jamais il ne s’abstrait des situations qu’il explore : « On ne perçoit dans le monde environnant que ce qu'on est soi-même, on se projette sans cesse sur chaque objet. » Groddeck ne croit pas à la neutralité de l’observateur, qu’il soit thérapeute ou lecteur.

                Aucune place pour l’éloge de Narcisse, dans sa perception démythifiée, fine et crue de la nature humaine. Nos désirs, même ceux que l’on imagine être les plus réfléchis, proviennent de ce que Groddeck appelle le « ça », espèce d’incarnation invisible mais agissante de toute notre vie corporelle et psychique, qui se tapit tel un fauve derrière une façade sociale – le « moi » – qu’il utilise à la fois comme écran et faire-valoir, ambassadeur et esclave : « Le moi n'est absolument pas le moi ; c'est une forme constamment changeante par laquelle se manifeste le ça, et le sentiment du moi est une ruse du ça pour désorienter l'être humain en ce qui concerne la connaissance de soi-même, lui faciliter les mensonges qu'il se fait à lui-même et faire de lui un instrument plus docile de la vie. » L’état pathologique survient lorsqu’un conflit interne, « un désir refoulé », remet en cause ce marché de dupes.

                L’acuité que Groddeck veut nous rendre ne nous plonge pas dans le désespoir. Par-delà tout sentiment de culpabilité qui paralyse, il nous invite à « croire à la consolante parole : Ne crains point, car je suis auprès de toi ». Avec pudeur, sans la nommer, il nous donne accès à une dimension cachée en notre sein et nous rapproche les uns des autres par cette fragilité même que nous nous refusions : « Ce n'est que parce que nous sommes sous l'empire d'une erreur éternelle, parce que nous sommes aveugles, parce que nous ne savons rien de rien que nous pouvons être médecins et soigner les malades. »

 

 

 

 

 

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