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CROQUIS PARISIENS
Joris-Karl Huysmans
Comment ne pas rêver quand on se trouve au bureau – pourquoi pas à la direction de la sûreté générale du ministère de l’Intérieur, comme Huysmans – et que le soleil, sur le lierre du mur d’en face et sur les feuillages du boulevard, exauce le vœu du roi Midas ? Les allées et venues, les bruits de voix, les appels, l’instabilité du fauteuil monté sur roulettes et tournicotant sur son axe graissé, rien ne s’y oppose : le regard plonge par la fenêtre dans le bain d’or de l’automne. Collègues et chef de service font contre mauvaise fortune bon cœur. En mémoire, les courts et savoureux Croquis parisiens donnent envie d’arpenter les rues plutôt que de gratter le papier.
Les Folies-Bergères sont-elles encore ce qu’elles étaient en 1879 ? « Ce théâtre, avec sa salle de spectacle dont le rouge flétri et or crassé jurent auprès du luxe tout battant neuf du faux jardin, est le seul endroit à Paris qui pue aussi délicieusement le maquillage des tendresses payées et les abois des corruptions qui se lassent. » Les impressions d’aujourd’hui valent bien celles d’hier, pour qui sait voir et renifler la scène pittoresque et révélatrice. Mais Huysmans a le coup de patte, à la fois baroque et naturaliste, admirateur sans concession, pour décrire tel un entomologiste les spécimens peut-être les plus laids et néanmoins cocasses : « Hautement retroussée et la face rouge comme une pivoine, la grosse mère, tenue sous les bras par le conducteur, trébuche dans la voiture et va s’échouer avec un ahan sourd, entre les deux petites barres d’acajou qui limitent sa place » dans l’omnibus. La blanchisseuse et le marchand de marrons succèdent à l’ambulante et au geindre. Le coiffeur allègre shampouine : « Une rosée coule, goutte à goutte, sur votre tignasse que l’homme, les manches retroussées, récure, puis bientôt cette rosée (…) se change en mousse et, stupéfié, l’on s’aperçoit dans la glace, coiffé d’un plat d’œufs à la neige que de gros doigts crèvent. »
Ses natures mortes et sa ville en liesse ont de quoi nous enchanter. Les mots tintent plus fort que les verres au cabaret des Peupliers ou au bal de la brasserie Européenne. Paris devient un panorama haut en couleur. La Bièvre, enfouie de nos jours et dont j’assiste à la renaissance plus haut dans la vallée, « n’est qu’un fumier qui bouge ! mais elle arrose les derniers peupliers de la ville ». Le poème en prose à la gloire du hareng ou celui des « viandes cuites au four » ont une force d’évocation telle que s’éveillent les « chairs ensoleillées » de Rembrandt ou que se « développent les ferments de concubinage dans l’âme ulcérée des vieux garçons ».
Ni ses caricatures ni l’ironie féroce ne parviennent à dissimuler très longtemps l’attention – voire un peu plus que l’attention – que Huysmans, oblat bénédictin de l’abbaye de Ligugé, portait à ses frères en humanité. Dom Besse dit de lui : « Il s'est contenté de la mission modeste de l'écrivain, qui vit de toutes ses forces une vérité et la rayonne autour de lui par les moyens en son pouvoir. » L’après-midi passe…Voilà que le gratte-papier aperçoit «dans un lointain mirage un joyeux tournebroche, rouge comme un soleil, devant lequel passent lentement, jutant à grosses gouttes, de tout puissants rumstecks».
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