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L’AMOUR DES LETTRES ET LE DÉSIR DE DIEU

Jean Leclercq

 

                Les uns, pour avoir reçu la loi morale comme un objectif à atteindre, croupissent dans les geôles de la culpabilité. D’autres, pour avoir pensé l’hédonisme comme un droit qu’on exige, se volatilisent sur les bûchers des caprices. Ceux-là, blottis sous l’institution, mendient sans le savoir la clef des champs ; ceux-ci, en révolte contre toute autorité, attendent sans le vouloir le tuteur de leur croissance. Quand donc le désir, enfin libéré des fautes imaginaires et affranchi des libertés infantiles, pourra-t-il prendre son essor à la verticale sans plus osciller de-ci, de-là ? Quand donc, pour reprendre les mots de Marcel Légaut, l’homme aura-t-il foi en soi –foi, non pas simple confiance–et foi en l’autre pour recevoir et donner en profondeur ?

                Les livres sont des parents. D’abord, ils portent le désir que nos paroles ne connaissent pas. Puis, dans le silence et la discrétion, quand se tourne la page des enseignements, ils font émerger le désir en nous sans plus exercer leur pouvoir sur nous. Qui pourrait comptabiliser les résonances de Sophocle à travers siècles, ou des auteurs monastiques du Moyen Âge auxquels dom Jean Leclerc, moine de Clervaux, nous initie dans cet ouvrage ? « Pour que les idées anciennes restent jeunes, dit-il, il faut, à chaque génération, les penser et les découvrir comme si elles étaient neuves ; la tradition bénédictine n'a pas manqué à ce devoir. »

                Nous avons accès à la plus grande part de notre héritage littéraire grâce à ces inconnus qui recopièrent les textes de l’antiquité païenne et chrétienne dans le scriptorium des monastères. Le moine Raoul Glaber dépeignait ainsi sa mission : « Faites attention à vos doigts, ne les posez pas sur mon écriture ! Vous ne savez pas ce qu'est écrire ! C'est une corvée écrasante : elle vous courbe le dos, vous obscurcit les yeux, vous brise l'estomac et les côtes. » L’investissement, en hommes et en moyens, prouvait l’intérêt que l’on portait à ces œuvres : « Un manuscrit, ne l'oublions pas, représentait alors un capital ; il fallait un troupeau de moutons pour disposer du parchemin nécessaire à faire copier Sénèque ou Cicéron. »

                Cette tâche nécessitait, pour que l’on s’y attelât, non seulement un amour des lettres sincère et fidèle, mais une autre force aussi, de l’ordre du désir, qui nourrît les moelles et fît oublier les gerçures aux doigts. Jean Leclercq consacre un chapitre de son livre à saint Grégoire le Grand, « docteur du désir ». Le voici donc, le combustible, le moteur et le pilote de ces persévérants : « Tout ceci n'est qu'occasion : c'est Dieu même qui nous travaille, par une action mystérieuse. (…) Si le désir de Dieu est ardent, il est patient : il grandit sous l'épreuve de la durée ; il faut savoir attendre Dieu pour l'aimer davantage. »

                La littérature, bien plus qu’un prétexte, fournissait l’outil d’une mise en condition pour mieux entendre ces paroles vitales dont les livres sont l’écho et que les mots, aussi riches soient-ils, ne peuvent que suggérer. Surtout, au cœur des cloîtres, la littérature était l’invitation, l’appel à franchir le mur de l’indicible, et comme un rébus transmis aux générations suivantes pour qu’elles atteignent à leur propre découverte. « La prière est désir », écrit Jean Lacroix. Et il ajoute : « Le plus profond désir est désir de l'autre. »

 

 

 

 

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