L a   H a r p e  d ’ É o l e

                                   T H I E R R Y   F O U R N I E R

 

 

 

ACCUEIL

 

LES ÉCHAPPÉES BELLES

 

 

 

 

 

 

SPOON RIVER

Edgar Lee Masters

 

                Une rafale de vent s’approche de la colline. Je la vois au loin secouer les branches tandis qu’ici tout est calme. Puis je l’entends bruire, plus près de nous, très près de nous, au-dessus de nos têtes. Elle couche les herbes folles sur les tombes, elle s’éloigne déjà vers la rivière Spoon qui miroite près des maisons en contrebas. En lisant l’épitaphe de Griffy le tonnelier, nous croyons entendre sa voix : « Un tonnelier, les tonneaux, ça le connaît, mais moi, j'ai appris à connaître la vie aussi. Vous autres qui vous promenez autour de ces tombes, vous croyez connaître la vie, vous croyez que votre œil embrasse un immense horizon – en fait vous ne voyez pas plus loin que le bord de votre tonneau. (…) Vous êtes plongés dans le tonneau de votre moi – les tabous, les règlements, les apparences en sont les douves. Brisez-les, rompez le charme qui vous fait croire que votre tonneau est la vie et que vous connaissez la vie ! »

                Curieux cimetière que celui-ci. Les morts interpellent les vifs par le truchement de leurs pierres tombales gravées, se répondent les uns aux autres, résument leurs existences si diverses par quelques strophes imitées de l’Anthologie grecque. La plupart d’entre eux sont désabusés, amers. Le rêve américain du dix-neuvième siècle a perdu ses paillettes quand la page a tourné. Ils voient les choses par les racines des pissenlits et n’ont plus rien à perdre en révélant les petits potins, les rapports de pouvoir, les déceptions, les trahisons, les plaisirs qui asservissent et les coups fourrés qui ne sont pas à leur honneur. Celle-ci a le nombril comme un entonnoir, il faudrait que tout le monde s’intéresse à ce qu’elle fait. Celui-là tourne ses proches en dérision : « Pourquoi ton œil de groseille verte est-il si mobile et limpide, Tennessee Claflin Shope ? Essaies-tu de pénétrer le mystère de l'œuf ? »

                Roger Heston, qui se piquait de philosophie, énonce pour eux une belle parabole: « Que de fois Ernest Hyde et moi avons discuté du libre arbitre ! Ma métaphore préférée était la vache de Prickett, mise à paître, et libre seulement dans les limites de sa corde. Un jour que nous discutions ainsi tout en observant la vache qui tirait sur la corde pour dépasser le cercle où elle avait déjà brouté toute l'herbe, le piquet est sorti de la terre et, secouant la tête, la vache a foncé sur nous. “C'est pas du libre arbitre, ça ?” s'écria Ernest en prenant ses jambes à son cou. Quant à moi, j'ai fini sur les cornes. »

                Sur les deux cent quarante-trois morts et enterrés qui « dorment sur la colline », hommes, femmes et enfants, tous n’ont pas le timbre douloureux. Derrière les tromperies, même si l’on accepte trop tard l’invitation de Griffy le tonnelier, le même désir unit secrètement les générations et le même réel, bien qu’il soit rude, se partage tel un vrai trésor. N’est-ce pas, malgré l’atmosphère fleur bleue, ce que suggère celle-là qui dit qu’aimer, «c'est retrouver son âme dans l'âme de l'être aimé » ? N’est-ce pas, par-delà la nostalgique saveur, ce à quoi nous invitent celui-ci et, en sa compagnie, lui soufflant la question, le poète lui-même: « Te souviens-tu, passant, du sentier que j’avais tracé au fil des années » ? Le calme revient sur la colline. Les herbes se redressent.

 

 

 

 

   © 2005 - Thierry Fournier et Créations Solein  /  Tous droits réservés.