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LES ÉCHAPPÉES BELLES

 

 

 

 

 

 

PASSAGE DU POÈTE

Charles-Ferdinand Ramuz

 

                On peut préférer la Grande Peur dans la montagne et sa progressive montée d’angoisse dans l’alpage maudit, jusqu’à l’irréparable catastrophe ; ou d’autres récits, autres célébrations de la Suisse des villages et des hommes, Salutation paysanne et Beauté sur la Terre. Mais il paraît que Ramuz lui-même avait un faible pour ce Passage du poète où il chante les vignerons de Lavaux, près de Lausanne.

                Besson le vannier, à la barbe blanche frisottée, arrive à la fin du mois de mars, sa grande hotte sur le dos. La pipe au bec, il travaille assis sous deux platanes, à mi-pente entre le lac et la montagne, au milieu des villages où il ira vendre ses paniers jusqu’à la fin du mois d’août. Il regarde les êtres et les choses, et son regard les transfigure. Il sourit et parle peu, et ce peu de mots suscite, met en lumière autour de lui le chant d’amour de la nature qui s’offre et des hommes qui la travaillent. Puis le poète s’en va. « Besson passe. Besson a passé. » La poésie demeure, elle se propage : « Ils ont appris à parler, ils savent tous parler. »

                Avant, il y avait partout entre eux « les murs du secret non percé de portes, parce qu’on n’ose pas ». Maintenant, « ils ont osé ». Bovard, Congo, Mathilde, Milliquet, Rubattel, Bron, Rose et Hélène au teint bruni, Gilliéron, Amaudruz, Noverraz, Rosine, Calamin, Lambelet, mademoiselle Ducimetière… tous concourent à la même harmonie pour avoir bu à une même coupe de joie, « parce qu’à mesure qu’on boit on monte un peu plus, on se rapproche les uns des autres ».

                Il faut les aimer, ces vignerons et vigneronnes, pour en parler comme Ramuz en parle – comme il nous parle de celui-ci : « Il est grand, il est maigre ; il a encore la moustache noire. La bise en fait bouger les pointes ; il se tient face à la bise qui vient d’en haut, levant la tête, les mains autour du manche de son fossoir, sous le soleil, contre la terre ; et il est lui-même la terre où seulement l’esprit vivrait. »

                Empêtrés dans les complications de leurs désirs, certains auraient eu le fiel à la langue pour décrire cette vie paysanne simple et forte, pleine de sève comme les ceps qu’elle taille à flanc de coteau. La crainte de se montrer nus sous le ciel les aurait conduits au cynisme, celui qui met des distances et nous donne l’illusion d’être lucides tant il nous aveugle. Ramuz, lui, a vu passer le poète ; et dans la hotte du poète il y avait des paniers d’osier, des paniers faits de brins qu’on tresse ensemble.

                Besson quittant le village en fête, pareil au Créateur satisfait de son œuvre à la fin de la semaine, songeait que tout allait bien, que tout était bon. Il aurait pu, attendri, reprendre à son compte les propos d’un vigneron qui parlait de son amour pour son vin : « Vous comprenez, quand on l’a fait soi-même, et c’est nous qu’on l’a mis au monde, nous qu’on l’a soigné, nous qu’on l’a élevé… »

 

 

 

 

 

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