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LES ÉCHAPPÉES BELLES

 

 

 

 

 

 

VOYAGE DU CONDOTTIERE

André Suarès

 

                Les récits de voyage, on le sait, apportent souvent davantage d’informations sur l’acuité de leurs rédacteurs que sur les paysages traversés et les mœurs dépeintes. Ainsi, les plus belles découvertes peuvent être délayées, broyées dans un ego plus résistant qu’un mortier, et les plus banales être mises en lumière, révélées à elles-mêmes par un esprit cultivé qui les respecte et les aime. André Suarès, malgré ses allures de Raspoutine, appartenait à cette dernière espèce. Son Voyage du Condottiere, œuvre de sa vie, fougueuse et inspirée, grandiose, illumine « l’Italie éternelle ».

                L’Université c’est « l’abattoir aux idées », dit-il. « Sors de l'espèce si tu veux être homme. » De Bâle à Venise, de Gênes à Florence – ô ! Fiorenza –, d’Ostie à Sienne, « on ne peut se borner à comprendre : vivre va bien au delà ». Les villes, les pages historiques et littéraires, peintures et statues – « deux rois à pied et à cheval, casqués, toujours à l'assaut de leurs propres moustaches, le nez féroce, humant à perpétuité les pétarades de leur rosse, la queue verticale, pour mieux laisser cuire, où il sied, le poivre de la victoire » –, musique, amour et bonne odeur des Florentines – « je ne me prive pas de lever les jupes qui collent à leurs flancs et de chercher leur raison d'être au plus chaud d'elles-mêmes » –, fraîches sensations, coups d’humeur et subtile érudition, tout se mêle en une danse magnifique échappant « aux refrains écœurants qui font du monde entier une seule foire vulgaire ».

                Le style s’étiole dès qu’on le juge définitif. L’attitude juste semble être celle de l’artisan : passionné quand il travaille, suffisamment mécontent après coup pour se remettre à l’ouvrage. Jamais arrêté, le style de Suarès est apparu. « Peut-on avoir un trop bon style ? se demande-t-il avec humour. Oui et non. Non, si on a le sien et qui vaut ce qu'il vaut. Oui, si ayant en soi la musique d'un aimable menuet ou d'une villanelle légère, on se donne l'air de Bach, ou même de Frescobaldi, passant du prélude à la fugue, et qui pis est sur le propre stradivarius de Paganini. » L’écriture, comme un récit de voyage, peut n’être qu’une rêverie narcissique, ou le fruit et l’outil d’un travail sur soi, d’un élagage des faux-semblants, d’un dépouillement qui, à la fois par obéissance au génie de la langue et abandon à la joie qu’il libère, allume au monde un humble lumignon ou un vaste brasier.

                « Soudain, écrit-il en décrivant sa rencontre avec un vieux carme de Florence, ses yeux s'éteignent. Une sorte de cendre se répand sur son regard et sur son front. Il baisse un peu la tête ; il serre les clés entre ses doigts et ramène sa large manche jusque sur ses ongles. On dirait d'une eau qui se retire. Il n'est plus là : il a rejoint le lieu réel de la présence. » S’il est vrai que Suarès recherchait la grandeur, celle-ci n’appartient pas aux siècles, ni au passé, ni au présent, ni au futur : « Que l'heure est pleine, qui consume le temps jusques en ses cendres, et qu'elle est belle. » L’Italie éternelle qu’il évoquait dans une lettre à Jacques Doucet lui aura donc révélé l’éternel en Italie. À qui – Venise, Fiorenza, Sienne… – s’adresse enfin le condottiere : « Il n'importe plus que je t'aie : celui-là possède le plus qui le plus aime » ?

 

 

 

 

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