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JOIE ERRANTE

Jean Sulivan

 

                C'est moins de dix ans avant sa mort accidentelle à Paris en 1980 que Jean Sulivan, de son vrai nom Joseph Lemarchand, écrivit Joie errante, un de ses romans que lui-même qualifiait d'anti-romans. Imagine, l'héroïne disparue que Blaise, le narrateur abandonné, ravive dans ses souvenirs, Imagine nous fait croiser sous les tours de Manhattan anonymes et froides, dressées comme des phares trompeurs au-dessus des foules, des personnages qui se cherchent et n'ont pas mordu aux leurres que la société leur propose : la réussite professionnelle, l'ambition et autres valeurs refuges qui sclérosent au lieu d'épanouir. « Il n'y a pas que de l'ordre à faire, de l'argent à entasser, des enfants à élever, il y a de l'amour à mettre au monde. »

                Sulivan, par l'entremise de Blaise, offre ainsi, au gré des relations et des rencontres qui se croisent dans la ville, parole et présence à Joss, à Géri, Apollon, Glèze, David, Strozzi… Tout de suite il va à l'essentiel et atteint les profondeurs. Des personnages il ne nous montre, à coups de mots qui frappent juste, que le lieu où s'unissent l'innocence et l'insatisfaction, le doute et la foi qui peine à se frayer une voie jusqu'à Celui qu'on aime sans le savoir. Il dépeint des figures aussi universelles que les héros des tragédies grecques, mais à peine esquissées, comme s'il souhaitait que nous insérions nos visages dans des cadres à peu près vides et constations par nos propres moyens que « l'instant où deux visages se reconnaissent vaut à lui seul plus que des siècles».

                L'abbé Lemarchand put se consacrer à l'écriture grâce à l'autorisation que son évêque lui accorda. Par là même il choisit la voie du renoncement pour mieux vivre sa vocation et porter la parole à ceux qui ne l'ont pas. Aux conventions sociales, aux statuts qui rassurent, il préféra la liberté intérieure et la joie qu'elle draine, sans nulle concession : « On se gonfle avec les mots de l'espérance pour compenser le désert du cœur, comme on siffle en traversant la forêt de la nuit. » Sans plus s'attacher même à l'identité de l'état civil, mais parce qu'il était charpenté et nourri par sa prêtrise, il put s'aventurer dans les marges difficiles. « Nul ne nous fait de mal. On se blesse à autrui, c'est tout. » Joie errante nous dit pourquoi nous pourrions peut-être, à notre tour, tenter une aventure similaire.

                Or la joie – pas cette gaieté transitoire, dépendante des circonstances –, la joie que rien ne vient rompre a un prix. Ce prix, c'est l'arrachement à nos certitudes préfabriquées, mal vécues, mensongères, l'abandon de ces moroses sécurités qui, plutôt que d'apaiser l'angoisse, la maintiennent sous pression. « Quittez les vieilles croûtes, habitudes mentales, nous conseille Sulivan, vivez avant que la nuit ne tombe. » On voit bien qu'il suffirait de regarder en face nos mécanismes frileux qui nous empêchent d'être. Hélas ! le courage nous manque trop souvent et la joie chancelle, pareille à un feu follet, à une luxiotte de Noël qu'un rien cependant changerait en brasier.

 

 

 

 

 

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