L a   H a r p e  d ’ É o l e

                                   T H I E R R Y   F O U R N I E R

 

 

 

ACCUEIL

 

LES ÉCHAPPÉES BELLES

 

 

 

 

 

 

MÉMOIRES D’HADRIEN

Marguerite Yourcenar

 

                La sentence de Sénèque : « Il est né pour peu d’hommes, celui qui n’a en tête que les gens de son siècle », s’applique à rebours à Marguerite Yourcenar quand elle se penche sur la vie de l’empereur Hadrien, ami des arts et des lettres, qui mit son pouvoir au service du bien commun. À peine plus de vingt ans de règne au début du premier siècle de notre ère, sa passion pour le bel Antinoüs, la villa Adriana et le futur château Saint-Ange suffisent pour lier son nom au souvenir d’époques rudes et raffinées.

                Réinventant en quelque sorte les Mémoires perdus « publiés par Hadrien sous le nom de son affranchi Phlégon » et dont s’étaient inspirés d’antiques historiens, Marguerite Yourcenar, en plusieurs étapes dans sa propre existence – le temps de peaufiner son dossier mais surtout de trouver le point de vue le plus juste –, a effectué une plongée intime dans la vie de l’empereur. Les anecdotes et les éléments biographiques, jalons nécessaires bien qu’insuffisants, passent tel un discret décor au second plan, derrière l’essentiel : l’homme qui souffre et qui vibre de volupté dans sa chair et dans sa pensée, l’homme qui juge et qui s’interroge jusqu’à la fin.

                À mi-chemin entre la prose poétique et l’écriture romanesque, Yourcenar s’efface pour laisser parler Hadrien : « Je m'efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, y suivre une veine de plomb ou d'or, ou l'écoulement d'une rivière souterraine, mais ce plan tout factice n'est qu'un trompe-l'œil du souvenir. » Peut-on imaginer un destin plus particulier que celui d’un empereur romain ? Cependant, à travers cet homme qu’un voyage dans le temps et que la musique d’une langue nous font rencontrer, c’est toute la condition humaine – et la nôtre – que l’on découvre sous nos yeux, pour peu que l’on accepte de regarder à l’intérieur de soi, là où chacun, par ses fragilités plus que par ses rôles, rejoint un Hadrien qui parle.

                Il dit : « Les lieux communs nous encagent : je commençais à comprendre que l'audace de l'esprit ne suffit pas à elle seule pour s'en débarrasser, et que le poète ne triomphe de ses routines et n'impose aux mots sa pensée que grâce à des efforts aussi longs et aussi assidus que mes travaux d'empereur. » Ce labeur consiste non pas à arracher le masque devenu visage « à la longue » – ravalons nos prétentions ! – mais à le soulever un peu, comme un coin du voile sur le mystère. On apprend « qu’aucune caresse ne va jusqu’à l’âme », et que visiter « les tavernes où l'on se rencontre pour échanger chaque soir les mêmes bons mots et se faire fraternellement piquer des mêmes moustiques » dilapide la chance d’être.

                Quelle différence entre Hadrien et l’inconnu qui a laissé son nom à une maison ruinée par les intempéries, envahie par les ronces ? De celui-ci, quelques vieilles gens peut-être se souviennent encore sans plus en parler. À celui-là, Marguerite Yourcenar prête sa plume : «Un sillage phosphorescent s'étirait derrière nous, bientôt recouvert par les masses noires des vagues. » Trouvons, nous aussi, le point de vue le plus juste, pourquoi pas au-delà des siècles, à l’envers de la villa Adriana et des âtres froids où niche la chouette.

 

 

 

 

 

   © 2005 - Thierry Fournier et Créations Solein  /  Tous droits réservés.