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LES ÉCHAPPÉES BELLES

 

 

 

 

 

 

POÉSIE NOIRE ET POÉSIE BLANCHE,

dans LE CONTRE-CIEL

René Daumal

 

                À la vitrine des librairies, les romans aux couvertures pelliculées luisent pareils à du sucre candi dans une bonbonnière. Aussi bruyants qu'un merle fourrageant parmi des feuilles mortes, les chalands tournent les pages et jugent les auteurs. Leurs chuchotis m'agacent. Leurs soupirs acides donnent à ma langue un goût métallique, comme si je la posais sur les lames d'une pile pour en tester l'usure. Quand les ficelles du récit sont connues, quand le mécanisme de l'imagination n'obéit plus qu'à de très rares conditions, le goût de lire disparaît et le pédantisme seul demeure.

                Depuis combien d'années n'avais-je pas pris plaisir à entrer dans une librairie, les narines flattées par l'odeur des encres et des papiers, pour choisir un ouvrage, le soupeser, le feuilleter, l'acheter et l'emporter chez moi, me promettant de le savourer phrase après phrase ? Serait-ce la perte du don d'émerveillement, hélas ! ou un souci d'exigence accru, symptôme d'une soif que la littérature ambiante n'étanche plus ? Ce deuil d'une certaine forme de lecture et peut-être, dans son sillage, d'une certaine forme d'écriture, me rappelle les soldats de plomb que j'offris en holocauste au sortir de l'enfance.

                Alors qu'aujourd'hui je recherche un livre pour un ami, l'exaltation m'a quitté. Elle m'a toutefois laissé l'extraordinaire souvenir de quelques ouvrages changés en vrais compagnons de route et dont je ressens encore le contact dans mes mains. Ils furent des outils d'éveil davantage que des objets de loisir ou de vanité. Les mots couvent en nous comme des caillots de semence, il nous faut leur permettre de croître et, surtout, ne pas les laisser se putréfier. J'invoque ainsi l'œuvre fertile de René Daumal et, notamment, les cinq ou six pages de Poésie noire et poésie blanche, dans le Contre-ciel, qui valent davantage que bien des volumes d'art littéraire. Mieux encore, elles valent un serment d'Hippocrate pour les hommes-médecine que sont les poètes.

                « Comme la magie, la poésie est noire ou blanche, selon qu'elle sert le sous-humain ou le surhumain », annonce Daumal en préambule. Dans le crépuscule des affects diffus qu'ils essaient de traduire en paroles, tous les poètes sont gris. Aucun d'entre eux n'est tout blanc ou tout noir, mais chacun tend vers le blanc ou vers le noir. Celui-ci n'utilise ses dons que pour s'affirmer, il s'en attribue le mérite, il succombe au prestige des fantasmes et suit la pente du moindre effort. Celui-là met ses dons au service des lecteurs, il s'efforce de remonter vers « la source vive » de son expérience, « il préfère le réel, même pauvre. Son œuvre, c'est la lutte incessante contre l'orgueil, l'imagination et la paresse. »

                Doit-on accepter la pagaille verbeuse des désirs, ou faire silence pour mieux entendre ? Doit-on céder à la facilité, ou ne retenir que l'image la plus vraie, même quand elle est la plus sobre ? Doit-on forcer les mots et les expressions au risque de mentir, ou les fondre selon notre souffle dans le creuset de l'écriture ? De fait, « peu de fautes sont de technique pure, avoue René Daumal : presque toutes sont mes fautes ». Les moindres erreurs dans notre vie révèlent nos penchants vers les grisailles qui, à chaque heure, essaient d'influer sur notre volonté.

                Mort à trente-six ans en 1944, Daumal fut avide d'expériences extrêmes qui engageaient toute son existence, autrement plus périlleuses que ces puériles émotions que proposent les vitrines : reflets et slogans, rien qui favorise une lente maturation de la pensée. Si je puis vous donner un conseil… au sucre candi préférez les pulpes sauvages d'une poésie presque blanche, plus âpres sans doute mais plus tonifiantes pour l'esprit.

 

 

 

 

 

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