L a   H a r p e  d ’ É o l e

                                   T H I E R R Y   F O U R N I E R

 

 

 

ACCUEIL

 

LES ÉCHAPPÉES BELLES

 

 

 

 

 

 

LE CHAMANISME

Mircéa Éliade

 

                Je longeais le canal Saint-Martin aux écluses pleurantes. L'eau grésillait comme une robe de soie qui s'affale aux pieds d'une dame. Un courant d'air, tel un souffle sur une tasse de thé, rebroussait l'herbe vaporeuse d'un carré de pelouse. La rue s'enfumait devant l'hôtel du Nord, le brouillard s'étirait en longues écharpes moirées. « On entendait des soupirs et la respiration profonde des personnes mortes depuis longtemps. » Cette phrase de Rasmussen, que cite Mircéa Éliade pour parler d'une séance chamanique chez les Inuit, venait pareille à un sphinx frapper aux vitres de ma mémoire.

                Toute bonne enquête remonte aux origines, dit-on. Mais l'origine se perd avant les premières lectures, bien avant le Matin des magiciens qui, dans une belle et sacrée pagaille, mit la machinerie mystique en branle. L'étape cruciale fut à tous égards le Chamanisme, techniques archaïques de l'extase, un ouvrage nourricier pour qui se penche sur ses propres abîmes. Le voyage extatique transcende l'histoire. Ses expériences et ses itinéraires sont inscrits dans le patrimoine spirituel de l'humanité, en notre psychisme le plus profond. Mircéa Éliade, grand historien des religions, nous le rappelle : « L'idée de quelqu'un à qui s'adresser remonte au paléolithique européen », c'est-à-dire à cinquante mille ans avant Jésus-Christ.

                Le schéma de l'expérience extatique s'est maintenu dans toutes les cultures, dans toutes les traditions, quelles que soient les tonnes de scories ou de raffinements qui l'ont, par l'effet de la peur ou sous les charmes de la création artistique, recouvert d'écorces successives. La vocation du chaman ; sa mort symbolique qu'accompagnent parfois de terribles souffrances, au cours de laquelle il reçoit l'initiation ; puis sa renaissance, sa vie transfigurée et son pouvoir de guérir le corps et l'âme de ses semblables ; autant de passages obligés vers le réel sublime. Il faut que meure le vieil homme. Les révélations ultérieures au chamanisme se greffent sur ce cep primitif gorgé de sève, elles s'appuient sur ce pédagogue qui nous a pétri le cœur.

                Mircéa Éliade décrit abondamment les itinéraires des chamans dans l'au-delà et leurs rencontres avec des créatures surnaturelles. Des épreuves paradoxales balisent les descentes aux enfers et les montées aux ciels, les voyages au long de « l'axe du monde » dressé comme une échelle dans l'espace psychique. La cohésion spirituelle de la tribu et son destin dépendent des récits que l'envoyé fera dès son retour. A-t-il accompagné sans encombre le défunt jusqu'au pays des morts ? Que lui a dit le dieu que nul n'approche sans crainte ni danger ? Le chaman, véritable poète, dispose parfois d'environ trois fois plus de mots que les autres. Il discerne au monde des nuances infimes, il y dessine des constellations que les siens ignorent. Les choses cachées lui sont familières.

                Un chaman altaï chantait : « Au-dessus du ciel blanc, / au-delà des nuages blancs, / au-dessus du ciel bleu, / au-delà des nuages bleus, / monte au ciel, ô oiseau ! » Souvenez-vous de l'image rupestre du petit oiseau juché sur un poteau : l'âme se préparait-elle à prendre son envol extatique vers un saint Graal d'obsidienne, là où miroitait un sang que le Verbe venait à peine de féconder ? Les pages d'un livre dépecé voltigent près du canal Saint-Martin. Le papier frise à l'emplacement des pouces qui l'ont longtemps serré. Elles s'engouffrent sous un banc et soudain disparaissent vers l'hôtel du Nord, aspirées par un tourbillon.

 

 

 

 

   © 2005 - Thierry Fournier et Créations Solein  /  Tous droits réservés.