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ACHEMINEMENT VERS LA PAROLE

Martin Heidegger

 

                Martin Heidegger fut un disciple du philosophe Edmond Husserl. Ce dernier, poussant la méthode du doute systématique des Méditations cartésiennes encore plus loin, avait voulu faire table rase de la conscience même que nous avons du monde pour mieux comprendre ce qu’est cette conscience avant qu’elle ne soit imprégnée de concepts et de perceptions qui en brouillent l’image ; et pour mieux comprendre ensuite ce monde que l’on touche et qui prend corps dans la relation d’échange, de reconnaissance mutuelle qui nous unit à autrui. À sa façon, Heidegger voulut déployer « l’être » dans sa vérité.

                Suivant ainsi ses propres Chemins qui ne mènent nulle part ailleurs qu’à la source de l’être où l’homme plonge ses racines, il applique la même méthode au domaine de la parole, dite ou écrite, afin qu’elle se dégage des carcans qui l’emprisonnent et qu’elle redevienne poésie pure : « Le discours de tous les jours est un poème ayant échappé, et pour cette raison un poème épuisé dans l’usure, duquel à peine encore se fait entendre un appel. » Ce signe gorgé de sens, surgi d’une réalité inouïe, ce « mot qui donne à voir un autre, un plus haut règne », il le cherche chez Novalis, Hölderlin et Goethe, chez Stefan George, Georg Trakl et Gottfried Benn, « pour que les mortels apprennent de nouveau à trouver séjour dans la parole ».

                Plus qu’une œuvre d’accumulation de savoirs et de savoir-faire, il s’agit donc d’un travail de déblayage, d’une lente mise à nu auquel nous convie Heidegger : « La métamorphose ne se produit pas par la fabrication de termes nouveaux ou l’acquisition d’un autre vocabulaire. La métamorphose relève de notre rapport à la parole. » La source grésille encore – certains poètes du Verbe en sont l’indice – malgré la sédimentation détritique liée au ruissellement des parlers plus frustes, seulement utilitaires, et organique liée à l’usage qui la domestique, l’appauvrit au cours des siècles. Serait-ce au centre de nous-mêmes, après avoir soufflé peut-être sur quelques lentilles d’eau, qu’il convient d’y tremper les lèvres ? Heidegger répond : « La trouvaille a lieu quand le mot qui nomme vient vous interpeller. »

                Il me semble utile d’établir ici un lien entre cette méthode des philosophes et la démarche « apophatique », tout aussi décapante, voire angoissante, qu’esquisse à notre époque André Louf après les mystiques rhénans, Thérèse d’Ávila et autres Jean de la Croix. La différence réside en ce que cette expérience, ou du moins ses effets peuvent être partagés à travers des rites, des gestes concrets qui permettent même à ceux qui ne maîtrisent pas tous les outils intellectuels de goûter, grâce à la parole seule qui compte, aux prémices du mystère.

                Pour lire Heidegger, il ne faut pas rechigner devant la difficulté mais « il pourrait être profitable de nous désaccoutumer de ne toujours entendre que ce que nous avons d’avance compris », nous dit-il. Et il ajoute : « La pensée n’est pas un moyen pour connaître. La pensée trace des sillons dans l’aire de l’être. Vers 1875, Nietzsche écrit un jour : “Notre pensée aura la senteur vigoureuse d’un champ de blé, l’été, au soir.” Combien sont-ils aujourd’hui ceux qui savent encore percevoir cette senteur ? »

 

 

 

 

 

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