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LES SANDALES DE PAILLE

Pierre-Albert Jourdan

 

                Pierre-Albert Jourdan, atteint d’un cancer aux poumons, se rappelle dans son Journal un autre poète, Georges Perros, et l’Ardoise magique qu’il employait pour suppléer l’absence des cordes vocales rongées par le mal. Bien que les phrases de Jourdan soient simples et concises, blasons dédiés à tel instant de louange, à tel autre instant de narquoise lucidité, ses pages ultimes, semblables à celles de Perros, roulent cahotées sans plus s’embarrasser d’enjoliveurs, d’images ni de tournures. « Lorsque la mort approche même à pas lents, on se découvre totalement démuni, sans aucun bagage.» Celle qui vient fait s’effondrer les derniers filtres. Rien, sinon la pudeur, ne sépare plus la réalité souffrante de la vérité crue.« Tout s’écroule. » Le monde n’a plus de centre.

                Son jardin de Caromb l’enchante et l’étonne. On l’imagine, comme sur la photographie que l’éditeur-typographe Thierry Bouchard a reproduite dans l’hommage qui fut rendu au poète par ses amis en 1984, assis sur le seuil de sa maison, un livre ou mieux encore un cahier sur les genoux, tandis que son chat l’observe. « Le fait de noter n'enlève rien au calme que j'éprouve, comme s'il y avait une sorte de complicité qui me ferait participer d'une fourmi, d'une abeille, d'un papillon, d'un romarin, d'un olivier ou d'un nuage. » N’a-t-il pas écrit, ainsi qu’il le déclare un peu plus loin, sous la dictée de cette terre qu’il aime ?

                Cependant, « il faudrait peut-être aussi se demander où se trouve notre véritable visage ». Ce que l’œil, l’oreille ou la langue, ce que la peau, les narines ou les pensées nous proposent sont des arrhes, précieuses et devant susciter notre gratitude et notre émerveillement, certes, mais insuffisantes pour la paix profonde qu’aucune somme d’émotions ne pourrait acheter. Ici, les paroles, atteignant leurs limites, dessinent d’intangibles contours que la maladie rendra plus nets, tranchants comme un verdict. Pierre-Albert Jourdan force les mots, veut les retrousser sur le réel : « Si l'on ne peut pas parler de transfiguration (c'est très suspect, n'est-ce pas ?) on parle de quoi ? De rase-mottes, de tant le mètre carré, de godasses ? »

                Sa langue, poèmes en prose qui avec le temps – car les Sandales de paille recouvrent vingt années d’écriture – se changent en annotations greffées sur le vif meurtri pour fleurir en nos propres jardins intimes, sa langue énumère les renoncements successifs qui nous attendent. « Que reste-t-il ? Il reste ce qu'il y avait avant, un furieux désir d'espace devant soi, qui n'est, peut-être, que la projection du désir de s'agrandir. » Apprendre à renoncer déjà, petit à petit, sans complaisance, à ce que de toute façon le réel nous ôtera bientôt. Nous vider dès aujourd’hui l’âme du vin aigre pour recevoir le vin nouveau. « Il y aurait tellement de tâches à entreprendre », s’écrie-t-il avant de s’atteler à jamais, je l’espère, à sa louange interrompue : «Au fond, on a beaucoup marché. Déjà heureux de ne pas s'être perdu plus vite. »

 

 

 

 

 

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