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AIR DE LA SOLITUDE

Gustave Roud

 

                Philippe Jaccottet parle si bien de Gustave Roud, qu’il a connu d’amitié, qu’évoquer ici son Air de la solitude m’eût paru la plus vaine des prétentions si, remuant de vieux papiers et mettant de l’ordre dans des lettres jaunies, je n’avais éveillé des morts et d’anciennes relations presque oubliées. La somme des tâtonnements pour aller aveugles et malhabiles à la rencontre les uns des autres, le poids des impuissances à nouer des liens réels d’affection profonde, les épaisseurs des refus tant de fois murmurés au cœur qui souhaitait s’ouvrir, la nostalgie, vague et faite d’images floues, mirent en lumière la ruine du temps passé que l’illusion du bonheur avait recouverte comme d’une mousse.

                Alors – et seulement à ce moment-là – les paroles du poète suisse romand firent irruption en toute vérité : « D’autres maintenant vivent où nous vivions jadis. » Comment vous traduire l’acuité d’un tel sentiment ? Rappelez-vous : la maison de vos grands-parents, son mystérieux jardin détruit ; un amour de jeunesse, la douceur d’une épaule sous la caresse fébrile ; un choix qu’il fallut faire un jour, la mort dans l’âme ? La prose de Gustave Roud veut nous dire une blessure jamais refermée, et elle ravive les nôtres. « Un homme se souvient » dans un cimetière vingt-cinq ans plus tard : « Voici qu’un rosier redevenu sauvage me touche au bras comme pour me rappeler près de ta tombe. Et comme j’essaie de me dégager, sans comprendre, il insiste, et la manche de mon manteau se déchire. »  

                Cet Aimé dont il recherche l’impossible présence, « ce complice qui depuis si longtemps se refuse, par peur de trahir son être le plus essentiel », comment l’atteindre quand il ne reste plus que la mémoire et les mots ? Toute rencontre serait un miracle. « Ne deviendras-tu point l’un de nous ? disent les hommes qui vont et viennent, qui rient, parlent, comptent, beaux comme des animaux ou des machines. » Tout se place sous le signe d’un manque, chez le poète paysan. Quand dans « son triste silence » il regarde les alouettes, sur les hauts plateaux du Jorat, il songe : « J’étais né, moi aussi, pour cette joie, pour n’être que cette jubilation ivre, têtue, suspendue du délire à l’extase, toujours plus près de la lumière, toujours plus proche, lumière enfin… »

                Pour être passé par le creuset de la solitude, il sait qu’il y a quelque chose de plus désirable que ce petit bonheur que nous imaginons pouvoir fabriquer à notre gré. Le grand bonheur, il ne nous revient pas de le saisir. Il nous faut le recevoir des mains d’un autre, à «l’instant suprême où la communion avec le monde nous est donnée, où l’univers cesse d’être un spectacle parfaitement lisible pour devenir une immense gerbe de messages, un concert sans cesse recommencé de cris, de chants, de gestes » ; l’instant suprême où tout s’agence sous le signe des retrouvailles entre Aimé, le disparu, et Gustave Roud, pour qui ce monde-ci est enfin devenu le Ciel.

 

 

 

 

 

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