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VIES IMAGINAIRES

Marcel Schwob

 

                Disparu trop tôt pour avoir pu nous cueillir toutes les grappes de sa vigne d’écrivain, Marcel Schwob nous laisse un ensemble de textes courts et de récits qui suscitèrent l’admiration du grand Borges lui-même. L’imaginaire, foisonnant, se greffe chez lui sur un cep historique rigoureux. L’évocation des époques, proches ou lointaines, se bonifie toujours grâce au ferment d’une poésie qui coule en chaque phrase et qui éclate en bouquets dans les rares dialogues. Ce classicisme n’est plus guère prisé de nos jours où l’on croit que le génie ne peut s’épanouir qu’en l’absence de règles.

                En réalité, les contraintes d’une langue, forgée pour mieux rendre les moindres nuances de la vie et de la pensée, offrent un canevas sur lequel le petit détail, voire le petit accroc, se détache avec beauté et prend un sens plus fort que n’importe quelle licence n’aurait jamais pu lui accorder. Il sera toujours temps de s’affranchir de certaines contraintes, quand on les aura aimées, quand on les aura connues et quand elles auront tissé la trame de la conscience enfin libérée des affects, de l’arc réflexe des révoltes qui tuent l’effort, ou de la soumission aux poncifs qui nous empèsent.

                Je pense à Jean de La Varende, sans doute à cause de son recueil Heureux les humbles dont les nouvelles revisitent la fin de la guerre de Cent Ans, et parce que Schwob a écrit la Légende des gueux dans laquelle il réanime, entre autres personnages, d’anciens compagnons de Mérigot Marchès, un capitaine des Grandes Compagnies, dans une taverne «où la chopine de vin est si dure qu’elle vous fait peler la bouche » et où l’on se rappelle volontiers, en 1392, du bon vieux « temps qu’on pendait les paysans aux branches des arbres pour ne pas priver de leurs récoltes les oiseaux du ciel, ou qu’on leur mettait des chapeaux rouges à la tête avec des bâtons de cormier ». Tandis que le premier s’en est tenu à la Normandie, le second a pris la mer avec ses Trois Gabelous, au large de Port-Min, de la pointe Saint-Gildas et de Sainte-Marie, et, par-delà Noirmoutier, il a vogué vers d’antiques rivages.

                Ses Vies imaginaires transportent ainsi dans le temps et dans l’espace les destins de vingt-deux personnages. Certains ne nous sont pas étrangers : Empédocle, Lucrèce, Pétrone, Uccello… D’autres s’échappèrent peut-être des gazettes ou du titre d’un tableau dans une sombre galerie peu visitée. Qu’importe ! tous les portraits ont été tirés en pied d’égalité. Un seul d’entre eux fait un peu plus de dix pages. C’est dire combien chacune des biographies ne contient que l’essentielle atmosphère d’une vie et l’événement marquant qui la fit basculer. Leur caractère allusif n’enlève rien à la couleur, à la rondeur, à la précision de l’écriture. L’anonyme se prend à rêver d’inscrire dans nos mémoires une phrase, une seule phrase qui puisse éterniser son passage : « Elle marchait sur la route des faubourgs, portant à la maison des serviteurs une corbeille de pains flexibles. »

 

 

 

 

 

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