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PALAIS DE GLACE

Tarjei Vesaas

 

                « Insaisissable, la construction de glace se dresse devant eux, puissante ; les parois et les pitons s'élancent dans la nuit de l'hiver. Elle semble faite pour résister éternellement, mais le temps est incroyablement court et elle tombera un jour, au moment des grands dégels. » Tous les hommes du village, quelque part en Norvège, partis dans l'obscurité à la recherche de Unn, la jeune disparue, parviennent au déversoir d'un lac gelé où la cascade chuintante a figé dans les airs une architecture splendide et complexe.

                Siss, l'amie de l'adolescente, a de bonnes raisons de croire que la fugueuse, nouvellement arrivée au village, orpheline et désemparée, fascinée par le palais, a pris refuge en l'une de ses cavités avant que la glace ne l'enclose. Envoûtés, inquiets, les hommes « se dispersaient dans ses moindres recoins, projetant leurs lumières qui se croisaient en faisant des faisceaux et des prismes. (…) L'enfant qu'était encore Siss les observait bouche bée. Elle comprenait qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. »

                Ceux qui ont perdu un ami dans l'enfance ou au sortir de l'adolescence comprendront les affres cruelles qui plongeront Siss, malgré sa joie de vivre et son caractère déjà trempé, dans un mutisme profond. Je me souviens de Miguel de Balman, nouveau venu dans la classe; et de Fernand Brugel, une dizaine d'années plus tard, qui repose aujourd'hui dans un cimetière de poche où rougissent des fraises sauvages, presque à l'aplomb d'un méandre du Lot. Fernand a fait une chute en plein été, Unn a traversé des champs de neige dans le roman de Vesaas – c'est un même silence qu'ils nous lèguent.

                « Ils ne s'éloignaient qu'à regret. Ces hommes se jouaient d'eux-mêmes dans ce palais de glace. Sous l'emprise d'un pouvoir inconnu, ils cherchaient fébrilement une chose précieuse à laquelle il était arrivé malheur et qui les concernait. Fatigués et graves, ils s'abandonnaient aux sortilèges, se disant : c'est ici. » Non ! Sans doute n'était-elle déjà plus ici-bas, séparée d'eux par une opaque paroi. Puis leur existence reprendrait comme avant. Il le faudrait bien. Pour eux tout au moins, car pour Siss, le chemin du retour sera rude, il sera solitaire, il durera jusqu'au printemps, jusqu'à ce que le soleil, ce revenant, crevasse et fasse éclater la bulle enclose de l'amitié morte, jusqu'à ce qu'il libère le cours du monde.

                L'adolescente, rendue à elle-même, est de retour chez elle parmi les siens, fin prête à recevoir leur affection. Siss vient d'apprendre qu'elle peut survivre sans trahir. Au fil ténu de l'histoire, à travers d'allusifs dialogues, elle sait maintenant qu'elle peut tenir sa promesse en la faisant fructifier au lieu de s'y crisper. Le reste viendra plus tard. Vesaas n'en dit rien. L'âge le dira, et peut-être la fidélité. Son exact contemporain le poète Gustave Roud l'énonce  ainsi : «Est-ce que nous pourrons sauver nos souvenirs ? »

 

 

 

 

 

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